jeudi 3 avril 2014

François Bon : Jaunay-Clan pour ces vases-co d'avril


- C'est, chaque premier vendredi du mois, un échange de textes, voire d'images ou de sons, entre deux sites/blogs volontaires, idée lancée initialement par Tiers Livre et Scriptopolis. 

- Ce sont des rendez-vous qui s’opèrent notamment grâce au groupe Facebook dont Brigitte Célérier est l'âme. Alors merci. Elle administre aussi le blog qui, mensuellement, regroupe tous les participants. 


En ce mois d'avril, pour la seconde fois ici, accueil enthousiaste de François Bon,  avec qui nous partageons une relative connaissance des alentours de Poitiers. Il sera ici question (chez lui comme chez moi) de la zone Poitiers nord, ses chantiers, sa LGV, sa terre et son Béton.
Plus que jamais, (comme on n'ose même plus le dire chez Connaissance du monde) : 
Poitiers, terre de contrastes.

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François Bon : Jaunay Clan

Il avait décidé qu¹il vivrait là quand même.

Pour l¹instant ce n¹était pas si difficile. Un casque de chantier, un air occupé, la baraque de chantier qu¹il avait réussi à apporter pièce après pièce dans sa camionnette (on ne faisait pas de vrai contrôle aux
entrées), et c¹était assez pour lui.

Il avait passé plus de quinze ans ici. Ce qu¹il connaissait: la perspective droite de l¹autoroute coté nord, le bruit asymétrique des voitures à l¹approche, le grondement plus sourd des camions, et sous le
ciel clair d¹Atlantique comment ils bifurquaient lentement pour venir se
garer sur l¹aire.

Ce qu¹on a construit peut aussi bien être démoli, pensait-il. Il n¹avait
pas de nostalgie. Avait-il seulement de l¹attachement et à quoi?

Il y avait cette bicoque de béton géométrique fermée depuis des années:
lieu vide, on s¹imagine toujours qu¹il reprendra vie. Qu¹y vendait-on
pourtant, sinon de mauvais sandwiches?

Et puis le grand parking: il fallait voir grand, parce que c¹était comme
un bout de l¹autoroute, où camions espagnols et portugais, qu¹ils viennent
d¹Allemagne, de Hollande, ou du reste de la France, quitteraient ensuite,
dans le contournement de Poitiers, le trajet à péage par Niort, et
rejoindraient Libourne et Bordeaux par l¹ancienne nationale 10: aucune
perte de temps, limitée à 100 elle était cependant à quatre voies presque
d¹un bout à l¹autre.

Alors sur l¹aire ils s¹arrêtaient, mangeaient et dormaient. Le matin, ils
avaient leur local de douche réservé, ils en surgissaient torse nu,
serviette sur les épaules râblés, avant de rejoindre les camions garés en
épi.

Lui, quinze années durant, il avait tondu l¹herbe, repeint les bordures,
vidé les poubelles, fait entrer ou sortir par le portail de régie qui y
avait légitime accès.

Que la ligne TGV Paris-Bordeaux suivrait la longue saignée déjà tracée
dans le vieux paysage par l¹autoroute, on s¹en doutait. Qu¹avant le
contournement de Poitiers ce serait plutôt par leur côté descendant ­
puisqu¹en face survivait ce parc d¹attraction un peu démodé, pas encore à
l¹abandon (mais il avait bien accompli sa mission, presque un tiers de
siècle durant, le Futuroscope: qui s¹imaginait alors que le futur serait
aussi réticent à entrer dans les rêves programmés?). Mais il y avait tant
de place, rien que des champs de maïs, et un TGV ça ne prend pas beaucoup
de place.

Ça s¹était fait en quelques mois: la saignée de terre avançait, là-bas,
rongeant lentement entaille dans l¹horizon nord. Côté Poitiers, les
piliers des viaducs s¹élevaient gris, laçant leurs tabliers vides. Et ils
avaient compris.

On pouvait dire que cela s¹était passé correctement: ceux qui avaient
voulu débrayer avec un petit pactole avaient pu le faire ­ les TGV c¹est
une poule aux oeufs d¹or sans limite ­, les filles qui s¹occupaient de la
cafétéria s¹étaient vu proposer des postes en renfort dans les autres
aires autoroutières proches. La marque d¹essence avait récupéré son
autorisation pour s¹approprier un autre point de
distribution sur une autre autoroute.

Et lui, on ne lui proposait rien? Au début il avait continué comme ça, par
habitude en somme. Pour le goût de voir ce ciel aux heures toujours si
fantasmatiques et pourtant légères où le jour se faisait, et que le soleil
hissait lentement son cercle rouge sur les premières collines, et selon le
point précis on savait la saison, comme à l¹effilochement des dernières
tramnées de brume on savait le temps pour la journée bien mieux qu¹à toute
leur radio.


Et puis, le lendemain même du jour où tout avait été vidé (jour de gloire:
toutes ces bricoles qu¹on vend sur les autoroutes, mais dont on se demande
qui les achète, ils les avaient simplement distribuées au personne), après
cette petite larme versée par les filles de la cafet lorsqu¹ils avaient
fait tous ensemble ce pot d¹adieu face au flux indifférent des voitures,
dont plus aucune maintenant ne pouvait s¹arrêter, les citernes d¹essence
déjà vidées puis remplies d¹un ciment neutre pour les colmater à jamais,
les bulldozers étaient venus.

Le soir il ne restait plus que des déblais blanchâtres sur l¹étendue de
ciment nu, mais qui gardait encore le dessin précis de tout l¹ensemble.
C¹est ce soir-là qui avait été le premier où il s¹était risqué sur le
chantier avec sa camionnette, récupérant les bricoles échappées au
désastre. Ce soir-là aussi qu¹il s¹était aperçu que le passe qui
permettait l¹accès au chantier, par le portail donnant sur la route de
Mirbeau, était du même type que son propre passe administratif.

Puis les déblais enlevés, et d¹autres machines pour scier et soulever par
en dessous les plaques de bitume, les haricots et trottoirs.
Le soir, marchant sur la terre nue (et la montagne que poussait l¹entaille
toute proche maintenant côté nord), lui étaient revenues des images de
hasard, scènes qui n¹adviendraient plus jamais: les gars des douane
installant des scènes de guerre civile pour retrouver on ne sait pas trop
quoi dans les coffres des véhicules fatigués des gens du coin. Ou cette
habitude qu¹avaient les enterrements venus de Paris, lorsque les
funérailles avaient lieu en Poitou, de se garer bien en vue et d¹attendre
que les rejoigne le convoi des proches. Ou, bizarrement, cette fois qu¹un
mariage princier en Angleterre (pensez si c¹était intéressant) avait
pourtant fait s¹arrêter pendant 40 minutes des dizaines de voitures, la
cafétéria soudain pleine sous l¹écran géant montrant la pluie de là-bas
quand il faisait si beau ici.

La saison était belle, pourquoi ne regarderait-il pas ça de près?
Invisible dans la journée, le soir il reprenait son domaine. Même sans
grillage, il en connaissait toutes les limites.

Il n¹y avait plus de station-service ni d¹aire autoroutière à Jaunay-Clan,
sens descendant, juste avant Poitiers. Mais lui il continuait pour
l¹instant de vivre là.

NOTA : depuis une quinzaine d¹années, j¹ai été invité très souvent,
parfois plusieurs années successives, à des ateliers d¹écriture en fac de
Lettres à Poitiers. Partant de Tours le matin de très bonne heure, je
m¹arrêtais à l¹aire autoroutière de Jaunay-Clan
<http://www.tierslivre.net/krnk/spip.php?article1128>, une dizaine de
minutes et un café, il me restait ensuite
<http://www.tierslivre.net/krnk/spip.php?article1081> 7 ou 8 minutes de
voiture pour me garer à la fac et entrer en cours. Ce rituel
<http://www.tierslivre.net/krnk/spip.php?article1044>, accompli des
dizaines <https://www.tierslivre.net/krnk/spip.php?article1045> et
dizaines <https://www.tierslivre.net/krnk/spip.php?article1046> de fois
<http://www.tierslivre.net/krnk/spip.php?article1022> (moins depuis deux
ans), il m¹a semblé, la longeant samedi dernier pour trouver à sa place
l¹énorme remblai du nouveau TGV, qu¹elle continuait là de façon fantôme.
Et que les photographies que j¹ai accumulées de cet endroit, toutes ces
années (la bicoque de ciment vide, les camions garés en épi, les bricoles
inutiles à vendre près de la caisse), devenant alors la seule preuve de
l¹existence de ce lieu, changeaient soudain d¹intensité. Je ne m¹arrêterai
plus jamais à Jaunay-Clan.

1 commentaire:

  1. Prendre l'aire sur une autoroute : tel était devenu maintenant le seul moyen de s'oxygéner...

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