vendredi 6 mars 2015

Demain, humaines... - Franck Queyraud, invité pour les Vases Communicants de mars.



- C'est, chaque premier vendredi du mois, un échange de textes, voire d'images ou de sons, entre deux sites/blogs volontaires, 


idée lancée initialement par Tiers Livre et Scriptopolis. 
 - Ce sont des rendez-vous qui s’opèrent notamment grâce au groupe Facebook dédié, et au blog qui, mensuellement, regroupe tous les participants. 

Après Brigitte Célérier, c'est Angèle Casanova qui, désormais, dresse le carnet de bal.


En ce début mars, j'ai le plaisir d'accueillir Franck Queyraud, chef de projet médiation numérique à Strasbourg à qui l'image parle ; c'est assez naturellement que nous nous sommes lancés autour d'un échange de photos. Je n'ai plus eu qu'à acquiescer quand Franck a également proposé le thème Mains Humaines, formule, bien que parlante, tirée au hasard d'une de ses lectures en cours, Les racines du ciel. Et nous étions partis.


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Demain, humaines...
Texte : Franck Queyraud
Photo : François Bonneau



Demain, humaines mémoires… Quelque chose m’est venu à l’esprit et puis est parti aussitôt. Je ne l’ai pas noté. Ai oublié. Je me souviens que… Nous sommes si peu…

Je ne me souviens déjà plus…

Tout le monde a ri. On n’avait plus l’habitude de rire. Tout était pris au premier degré. Il y avait de plus en plus de mots interdits. En fait, le respect de l’autre n’avait rien avoir là-dedans. Interdire des mots permettait d’un côté de montrer paradoxalement une facette de compréhension… pour en définitive ne rien faire de concret. Il suffisait de faire semblant – communiquer, montrer son émotion, même si elle pouvait être sincère, parfois. Et, de l’autre côté, interdire des mots (ou des images) ne permettait que d’empêcher de penser. Empêcher de raconter, d’échanger et de transmettre…

Demain, humaines mémoires… Tout était embrouillé, emmêlé – attention je n’ai pas dit - imbriqué mais emmêlé. Il y avait pourtant des choses très simples (qui étaient aussi des choses très compliquées) : le matin, le soleil se levait à l’Est, montait dans le ciel et puis se couchait à l’Ouest. On appelait cela une journée. C’était simple. Pourtant, on avait oublié… on oubliait de plus en plus ce rythme naturel.

Je ne veux pas que ma vie se trouve résumée dans un livre, m’a-t-elle dit. J’ai souri. Je lui ai pris les mains : ses mains humaines. Je n’ai pas parlé. Je l’ai regardé dans les yeux. Longtemps.

Je lui ai souri. Je lui ai dit dans un souffle : il faut raconter. Elle n’a plus protesté. J’étais jeune et insolent. Elle m’a souri à son tour.

Demain, humaines mémoires… Elle était très âgée. Elle se souvenait de ce froid glacial, de sa pauvre tunique déchirée, de sa faim et de ses ongles noirs, noirs à force de gratter le sol. J’ai regardé ses mains d’aujourd’hui. J’avais du mal à imaginer ce que ces mains avaient faits pour la maintenir en vie, pour qu’elles aussi, ne s’envolent pas dans la grande cheminée.

Nous sommes restés là. Longtemps. Sur la terrasse. A regarder la fin du jour. Les derniers rayons jouant avec les nuages de l’horizon. C’était très calme. Un craquement de bois au loin, le dernier cri d’un oiseau installaient une pause, un frémissement, une respiration. J’avais ma main dans les siennes. Elle, elle s’en irait bientôt. Avait traversé le siècle et au moins la moitié de l’Europe, voyait le retour des mêmes haines, des lancinantes rengaines qui précédaient toujours le chaos, s’inquiétait pour ses petits enfants.

Demain, humaines mémoires… à restaurer d’urgence. Elle s’est endormie dans le fauteuil. J’ai déposé sur elle, le plaid russe, rapiécé et usé, qu’elle avait toujours conservé depuis sa libération. J’ai regardé son air apaisé, ses cheveux blancs étincelants. C’était tout à la fois : amer et doux. Je ne sais pas pourquoi ces deux adjectifs me sont venus sur le bout de la langue.

Je n’ai jamais oublié son sourire quand je la questionnais. Sa mémoire s’effaçait inexorablement…

La mémoire s’effaçait inexorablement…
Silence

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