vendredi 7 novembre 2014

Giovanni Merloni - Seule la musique est à la hauteur de la mer - Vases Co de Novembre

- C'est, chaque premier vendredi du mois, un échange de textes, voire d'images ou de sons, entre deux sites/blogs volontaires, 
idée lancée initialement par Tiers Livre et Scriptopolis. 
 - Ce sont des rendez-vous qui s’opèrent notamment grâce au groupe Facebook dédié, et au blog qui, mensuellement, regroupent tous les participants. 

Après Brigitte Célérier, c'est Angèle Casanova qui, désormais, dresse le carnet de bal.

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Je reprends ici une bonne partie de l'excellente présentation de Giovanni Merloni pour notre échange du mois - c'est un grand plaisir de le retrouver. 
Lui et moi, nous avons décidé d’exploiter notre échange autour d’un thème unique : deux photos accompagnées par une phrase assez emblématique « seule la musique est à la hauteur de la mer » (que nous avons empruntée à Albert Camus). À partir de ces traces aussi suggestives que vagues (comme les ondes de la mer), chacun de nous a exploité tout à fait librement un petit conte ou récit imaginaire. 
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Seule la musique est à la hauteur de la mer.


Texte : Giovanni Merloni
Photos : François Bonneau



Jai lobsession de la boîte. Au jour le jour, je sors dune boîte pour entrer quelques minutes après dans une autre. Ma liberté consiste en ce déplacement, dans linsouciance de mes pas qui laissent sortir les pensées sombres pour accueillir à leur place les idées lumineuses. Dans le trajet dune boîte à lautre je deviens grand et même démesuré... insensible aux klaxons ainsi quau bruit de fond des moteurs. Mes jambes encore robustes, ne faisant quun avec mes pieds encore élastiques, me donnent une bizarre envie de courir, de briser à grande vitesse ce mur dair gris et de gueules agitées pour me rendre le plus tôt que possible dans la boîte qui mattend, inexorable.
Parfois, dans cet itinéraire répétitif, qui moblige à noter les moindres variations climatiques et sonores, il marrive de me souvenir dune chanson assez mélancolique que ma grand-mère maternelle me chantait dans mon enfance : « Dans la mer luit lastre dargent/la vague est tiède, propice le vent/venez à la mienne barquette agile/Sainte-Lucie, Sainte-Lucie ! » (1)
Tout le monde se déplace dune boîte à lautre. Aux deux extrêmes, il y a les sans-abris qui chaque nuit se recroquevillent dans létau dune boîte dair gelé ; ou alors les galériens, qui ont juste la chance de sortir un quart dheure dans une cour sordide avant de rentrer dans le même cachot.
Dailleurs, la couveuse est une boîte comme la bière. On y est emprisonnés avant et après cette existence constellée de boîtes de toutes sortes. Les ascenseurs sont de redoutables boîtes, parfois en forme de bière verticale. Les cellules spatiales en voyage pour la Lune sont de boîtes encore plus redoutables... Ah, oui, je lavoue, ma pensée la plus effrayante est celle de survivre à ma mort... de me découvrir vivant dans une bière scellée et clouée...
Je supporte à peine lidée dun cagibi quun accident transforme en prison. Je peux mimaginer résigné à y survivre avec ma provision de viande ou de sardines en boîte, à condition quil y ait une fenêtre voilée et que je puisse profiter de quelques traces de la vie réelle, même de la vie de mes ancêtres morts depuis longtemps. À chaque réveil, de mes yeux devenus presque aveugles, je pourrais regarder au-delà de cette dentelle abîmée et de ces excréments doiseaux ou de cafards... Je verrais ma fenêtre à pic sur les rochers, la mer qui va et vient léchant les pieds de mon pénitentiaire. Jentendrais la musique des vagues de la marée basse, au petit matin. Je regarderais confiant la petite île den face, inondée de lumière et de merveilleuse normalité. Une boîte heureuse, apparemment.
Ou alors, un jour, on mouvrira cette porte triplement verrouillée. On me dira : « Va-ten ! » Je serai maigre, mes jambes et mes pieds auront perdu toute expérience. Je naurai que mes bras et mes mains, qui mont si bien servi dans cet exercice pénible à me hisser au niveau des toiles daraignée pour voir un peu mieux au milieu de cette opaline aux reflets verts et célestes. Je roulerai mon corps jusquà la rive. Je me calerai dans la mer et je maventurerai au milieu des petites ondes grisâtres. La musique de la mer soccupera de moi, bien sûr en orchestrant des courants bénéfiques. Je sais que là-bas, au-delà de ce bras de mer, Lucie, la veuve du geôlier ayant pris lhabitude de mamener sans critères des boîtes de miel ou de thon, de sauce béarnaise ou de haricots , mattend avec sa barquette. Elle viendra à ma rencontre pour me sauver : « Dans la mer luit lastre dargent/la vague est tiède, propice le vent/venez à la mienne barquette agile/Sainte-Lucie, Sainte-Lucie ! »

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