Pour les découvreurs :
Vases Communicants - c'est chaque premier vendredi du mois. C'est un échange de textes,
voire d'images ou de sons, entre deux sites/blogs volontaires. Idée
lancée initialement par Tiers Livre et Scriptopolis.
Les rendez-vous s’opèrent notamment grâce au groupe Facebook des vases communicants, dont Brigitte Célérier est l'âme. Alors merci.
Elle administre aussi le blog qui, mensuellement, regroupe tous les participants.
Merci aussi à Pierre Ménard qui scoop-it les échanges.
Merci aussi à Pierre Ménard qui scoop-it les échanges.
Ce mois, accueil retardataire mais enthousiaste de Poivert, alias (elle ne m'en voudra pas de la griller) Jessica Maisonneuve, vaseuse régulière et tenancière du blog désormais bien connu Gadins et bouts de ficelles. Par échange de photos, nous avons redécouvert (j'aime à le croire) certains de nos lieux communs, lieux de promenades : son parc, mon centre ville. Poivert hache. Les phrases. Elle aime. Quoi ? Quand c'est rythmé. Nous offre une nouvelle. Entière. Belle.
Excuses, bien sûr, pour retard, entorse à la règle du premier vendredi du mois. Un œil défectueux contre un dos en vrac, le tout désynchronisé. Bon. Quelque chose existe, enfin, un bel échange. Merci, Poivert.
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Aflojar a fondo
Texte : Jessica Maisonneuve
Photos : François Bonneau
Il habite dans un immeuble
étudié pour l’ensoleillement maximal. Chaque balcon, orienté. En quinconce.
Plein sud. Isolé. Des autres appartements. Des voisins. Du bruit. De tout. Sauf
du soleil. Vie parallèles, étagées. De la rue, la façade accroche la lumière.
On la devine, sa capacité d’ensoleillement. Au retrait sur rue. Aux drôles de
balcons triangulaires. Tellement triangulaires qu’à part venir se pencher
rêveusement à la balustrade, clope au bec, on ne peut rien y faire. Pas moyen
d’y mettre une table. A la rigueur, l’étendoir à linge. Mais alors, plus
possible de venir y rêver clope au bec. C’est l’un ou l’autre. Faut choisir. La
clope ou le linge sec. De toute façon, il ne montre que très peu le bout de son
nez sur le balcon. Et toujours avec un profond déplaisir. Cet appartement. Cet
immeuble. Le dégoûtent. Profondément. Il ne voulait pas. N’aurait jamais voulu
habiter là. Elle lui a forcé la main. Rien à faire. Faut toujours qu’elle
décide. Et lui, il doit suivre. A contrecœur. Ce qu’il en pense, rien à battre.
Quand il a des velléités de rébellion, elle le remet à sa place. Celle de ses
20 pourcents. Pas grand-chose, 20 pourcents. Même si la Mutuelle de Poitiers,
en face de leur immeuble, explose de joie à l’idée de leur faire économiser 20
pourcents de leur facture d’assurance santé en regroupant leurs contrats
antérieurs. Pas grande chose.
20 pourcents. De cette
tranche de dalle bétonnée, à peine dissimulée sous un carrelage blanc. 20
pourcents. Qu’il possède. Le bénéfice de son salaire. Pas d’apport. Alors.
Pourquoi aurait-il plus. Donc, 20 pourcents. Les gagne. Les sue. Les mérite. Ses
20 pourcents. Mais plus. Non. Elle. Oui. Elle a hérité. A de l’apport. Alors.
Pourquoi aurait-elle moins. 80 pourcents. Le montant de sa part du gâteau. Il
se demande. Parfois. Ce qu’il a vraiment. Ce qui est vraiment à lui. Ici.
Qu’est-ce que c’est que 20 pourcents. Qu’est-ce que ça représente. Les
toilettes. Le cagibi. Les penderies. Les pièces techniques. A coup sûr. Oui.
Cela doit approcher ça. Les 20 pourcents. Alors. Au fur et à mesure. Il
s’accroche à ça. Ces 20 pourcents. Il les occupe. Le plus possible. Il ne faudrait
pas qu’ils lui échappent. Il finit par aménager le cagibi à sa convenance. Elle
râle. Où mettre le balai. Le seau. L’aspirateur. Là-dessus, il lui rappelle.
Ses 80 pourcents. Son balcon bien orienté. Idéal pour ranger les ustensiles
ménagers. Prêts à l’emploi, juste à ouvrir la baie coulissante. Elle menace.
Fulmine. Bat des bras. Peut-être des jambes aussi, mais impossible à vérifier,
à l’abri derrière la porte du cagibi. Il y fait bon, c’est là qu’est planquée
la chaudière. Il a posé un futon dans un coin. Une étagère avec des vieilles
revues, quelques bouquins. Un petit bureau où il s’attable des heures. Sérieux.
Les yeux dans le mur. Attendant que. Attendant quoi. Il a vu cette plaque sur
une porte de baraque de chantier. Rouge sur rouge.
Il n’a pas résisté. Une
longue habitude de chapardage urbain derrière lui. Adolescent, pris d’une
soudaine inspiration, il en avait piqué une dans un jardin public, et l’avait
installée sur le mur de sa chambre. Il l’a gardée longtemps. Où est-elle
maintenant. Alors, lorsqu’il voit cette plaque, le long d’un terrain vague, il
la prend. Chantier interdit au public. Et il repeint la porte du cagibi en
rouge. Bravade. Badigeon insolent. Pied de nez à la chieuse.
Lorsqu’il sort. Il se rend
bien compte. Que quelque chose ne tourne pas rond. Où plutôt qu’il ne tourne
pas rond. Lui. Tout en tournant en rond. Tout le temps. Le serpent qui se mord
la queue. En se disant qu’il se pourrait bien que ce qu’il morde soit sa queue.
Il s’en rend compte un jour. Au centre commercial. Il tourne dix fois sur la plateforme
sombre, en suivant les indications insensées qui doivent le mener vers la
sortie, une flèche à gauche, une flèche à droite, demi-tour, il a l’impression
de suivre une chorégraphie complexe, pointilliste, faite d’entrechats, de pas
de deux et de sauts carpés. Tout ça pour aller tout droit. Parce que. Pour
aller tout droit. Il a dû contourner des poteaux. Des véhicules garés au bord
de la chaussée. Tourner dans plusieurs allées pour finalement se retrouver dans
le bon sens. Avant de faire le grand plongeon pour revenir au plancher des vaches
via un colimaçon vertigineux.
Lorsqu’il sort enfin, après
avoir introduit son ticket de caisse dans la machine, debout sur la pointe des
pieds, les épaules plaquées au dossier par sa ceinture assassine, il tremble.
Il cherche des yeux un endroit où se garer. Et puis se souvient. Que
précisément. Il n’y en a jamais ici. Et que c’est pour ça. Qu’il est monté.
Dans ce piège. Alors, n’en pouvant plus, il s’arrête en double file, au milieu
de la circulation, et met les feux de détresse. Parce que. Qu’on ne lui dise
pas qu’il ne l’est pas. En détresse.
Il tourne en rond. A longueur
de temps. Sa vie tourne en rond. Dans son appartement rectangulaire. Avec vue rectangulaire
sur le ciel. Certes plein sud. Mais les soleils rectangulaires n’illuminent
jamais tout l’espace. Ils s’arrêtent aux lisières de l’improbable. Là où
l’humain se planque. Là où règne l’inquiétude. Les soleils rectangulaires s’en
moquent, de l’inquiétude. Ils lui chatouillent la barbe, se marre, et s’en vont
dès le soir. Pour laisser l’ombre envahir tout l’espace. La poitrine. La gorge.
Pour l’obliger à reculer au-delà du rectangle. Dans les coins. Dans ses 20
pourcents. Dans le noir.
Un jour il craque. Ça s’est
fait petit à petit. A coup de gueulantes. Interminables. Fais pas ci. Fais pas ça.
Dors pas. Tu ronfles. T’as pas fait les courses. Vu le salaire que tu gagnes.
Tu pourrais au moins te magner le cul. Laisse-moi la chambre. Va dormir dans
ton clapier. Tu l’aimes tellement. Et puis. Vu ce que tu baises. Autant plus
venir dormir avec moi. Mais qu’est-ce qui m’a foutu un raté pareil. Va te faire
foutre. Je te remplace quand je veux. Débarrasse le plancher. Minable. Petit à
petit, elle gagne. Il traverse sa vie comme un automate. N’écoute plus. Ne
pense plus. Chantier en cours. Chantier de sape en cours. Rien à voir. Rien à
espérer. Se concentrer. Attendre. Réfléchir. Les yeux dans le mur. Se demander.
Comment s’échapper du rectangle. En beauté. Ou discrètement. Disparaître. Ou
peut-être les deux. Imaginer un moyen permettant de s’évaporer dans un grand
boum. La tuer peut-être. Se faire sauter le caisson, sinon. Bof. Elle en vaut
pas la peine. La morue. Finalement, la solution se présente à lui. Sans qu’il
l’ait convoquée. La ville l’a entendu. Elle lui parle. Lui dit quoi faire.
L’appelle. Comme la mer de Renaud. C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la
mer qui prend l’homme. Elle l’a choisi, la ville. Faut croire. Elle l’appelle.
Le cherche. Pas de sourire, pas de minauderies. Non. Un appel. Cru. Sans fard.
Une fringale. Impérieuse. Mais pas comme la chieuse. Elle, elle ne sait que
gueuler. Rien de ce qu’elle peut dire ne le touche. Ne lui donne envie de se
coucher là. La queue en l’air. Et qu’elle vienne. Le prendre. A califourchon.
La chieuse. Elle gueule. Des mots. Inaudibles. Sans goût. Sans sel. Hors sexe.
Mais la ville. Elle. Il la veut. Maintenant. Il sait. Qu’elle le désire aussi.
Alors les réponses viennent d’elles-mêmes. Aflojar a fondo. Desserrer à fond.
Lâcher du lest. Donner du mou. Tout donner. Et puis partir. Lorsqu’il croise
cette phrase, comme on croise sa destinée, il est au volant de sa twingo. Il en
lâche le volant. Il en a le pantalon qui gigote. Il veut tout lâcher là. Au
milieu de la route. S’abandonner. A cet appel. Aflojar a fondo.
Il imagine sa voix.
Immatérielle. Inimitable. Inaudible. Et pourtant. Il l’entend. Du fond de son
ventre. Il l’entend. L’appeler. Le supplier. L’envahir. Il déborde. De partout.
Du pénis. De la gorge. Des yeux. De la peau. Il s’arrête. Oublie ses feux de
détresse. Bouche béante. Yeux dans le dos. Bave aux lèvres. Aflojar a fondo.
Il gare sa voiture au pied de
son immeuble. Il est en nage. Poisseux. De partout. Plus un centimètre de sec
sur tout le corps. Dans un nuage de coton, il regarde de l’autre côté de la rue.
La Mutuelle de Poitiers. Ses 2O% de réduction qui n’en finissent pas de le
narguer. Quelque chose se passe. Encore. Là. En lui. Il regarde de nouveau.
Cette publicité. Honnie. Les mots. Qu’il ne supporte plus. 20 pourcents. De
réduction. Et s’il les déduisait. Finalement. Ces 20 pourcents. Oui. La ville.
Lui dit. Oui. Déduis-les. Tu m’appartiens. Maintenant. Déduis-les. Abandonne
tout. Tes vêtements. Tes livres. Tes meubles. Tes pièces techniques. Je te veux
nu. Neuf. Entier. 100 pourcents de toi. Sans rien de plus. Je t’habillerai. Je
te protègerai. Je te ferai jouir. Oublie le reste. Ce n’est rien. Cela ne te
convient pas. Les ronds n’entrent pas dans les carrés.
Alors. Il prend les choses en
main. Viril. De nouveau. Il calcule. Il décide. Ce qu’il doit trancher. Dans le
vif. Ce qui est à lui. Ce qui est à l’autre. Ses 20 pourcents. Il les met de
côté. Il les empaquette soigneusement. Avec jubilation. Il danse. Saute à la
corde. Rit dans le carré de soleil, pieds nus sur la moquette. Montre sa bite
aux voisins d’en face. Pile au milieu du rectangle. Il regarde. Dehors. Il la
voit. Elle. La ville. Son amante impérieuse. Alors il continue. Fiévreux. 20
pourcents. Un moment, rigolard, il sort sa calculette. 20 pourcents de 763
livres, ça fait combien. Idem les couverts. Idem les serviettes de bain.
Heureusement. Elle travaille tard ce soir, la chieuse. Comme tous les soirs. Il
a tout le temps. Lui. Le jean foutre. Il a fait l’école buissonnière. Avec
délices. Et puis pourquoi parler d’école buissonnière. Il n’y retournera pas.
Trop occupé à jouir. A mourir de jouissance. La faim, il ne connaîtra pas. Il
se nourrira de son sperme. Ramassera des fruits pourris, tout ce qu’il
trouvera. Se les fourrera dans la bouche. Tête renversée, laissera couler en
lui le jus de canettes moitié vides. Qu’importe. Ne fera pas de vieux os. Des
os carrés, pourquoi faire. Il partira dans un grand boum. A sa façon. En riant.
En hurlant de plaisir. Et puis plus rien. La fosse commune peut-être. Et alors.
Enfin. Il sera planté. En elle. En son cœur. En son sexe. Pour toujours.
Quand il a fini. Midi à
peine. Le temps s’est dilaté. Il a dû virevolter cinq minutes à peine. Il est
prêt. Il enfile un vieux jean, un tee-shirt, des tennis. Il remplit l’ascenseur
de ses 20 pourcents. Le canapé, droit comme un i. Des sacs poubelles. L'étendoir à linge. Une étagère. Des bidules. Pas grand-chose. Arrivé en bas, il
court. Allers retours entre l’ascenseur et la Mutuelle de Poitiers. Il recrée
ses 20 pourcents. Là. Sur le trottoir. En un simulacre d’appartement.
Un graffiti, juste
au-dessus du canapé. On dirait un tableau, pendu au mur du salon familial.
Alors il s’amuse. Arrange ses menues possessions. Recule. Tire la langue.
Ajuste un carton. Le change de place. Se faisant, il harangue
le chaland. Vide-grenier gratuit. Servez-vous. Tout doit disparaître. Lorsque
tout a disparu. Il s’assoit sur le trottoir. A bout de souffle. Il lève les
yeux. Sourit. Les fenêtres de son appartement brillent sous le soleil. Il ouvre
sa main. La clé. De ses 20 pourcents. Il la regarde. La tourne dans ses mains.
Et puis, d’une torsion du poignet, l’envoie valdinguer dans le caniveau. Tout à
lui-même, indifférent aux passants qui le regardent en rougissant, il se couche
sur le ventre, à même le trottoir. Bras et jambes écartées, il enlace son
amante. Il frotte sa peau contre le béton du trottoir. Il l’irrite. Nage à
contre-courant. Là. Sur ce trottoir. Il frotte sa peau contre la sienne. Il
crie.
Poivert
// Jessica Maisonneuve
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