Bienvenue à François Bon, pour ce vendredi de Vases communicants inter-François ; un grand merci à lui d'avoir initié cet échange.
Son texte, ci-dessous, fait suite à quelques photos, que j'ai prises à Ruffec sur un de ses anciens lieux de travail.
Il se trouve que je travaille actuellement moi-même dans cette même ville.
Il se trouve que je travaille actuellement moi-même dans cette même ville.
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Pour les découvreurs :
Vases Communicants - c'est chaque premier vendredi du mois. C'est un échange de textes,
voire d'images ou de sons, entre deux sites/blogs volontaires. Idée
lancée initialement par Tiers Livre et Scriptopolis.
Les rendez-vous s’opèrent notamment grâce au groupe Facebook des vases communicants, dont Brigitte Célérier est l'âme. Alors merci.
Elle administre aussi le blog qui, mensuellement, regroupe tous les participants.
Merci aussi à Pierre Ménard qui scoop-it les échanges.
Merci aussi à Pierre Ménard qui scoop-it les échanges.
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Poitou mythologie (petite)

Mais
que Serseg oui, Serseg y a contribué en une seule fois ce mois-là, en tout cas
cette journée-là mais de quoi je me souviens, tu te rends compte 40 ans de ça
et de toi qu’est-ce que tu sais d’autre depuis, qu’est-ce que tu as appris et
pourtant elle est là cette journée-là si près de toi.
On
commence par ramasser les éclats les miettes le jouet cassé du temps sur le
carrelage de quarante ans de vie, dans ce recoin c’est Serseg qui est cassé,
faire l’inventaire de ce qui reste ça commence par la 2CV il est 6h du matin tu
vas au boulot il y a exactement 17 kilomètres mais c’est la première fois que
tu as le droit de les faire seul – quand je roule sur des routes du Poitou
même aujourd’hui j’ai cette nostalgie par les odeurs, une humidité particulière
quand tu traverses les forêts, les jeux qu’on avait dans ces forêts minces,
grimper là-haut et se balancer passer d’un arbre l’autre et choisir la viorne
la plus sèche pour l’allumer et la fumer, on se retrouvait près de l’ancien
four à chaux et nul chemin qui menait là, nous connaissions aussi toutes les
grottes profondes, pas profondes d’ailleurs Jacques Bernier qui nous les
enseignait est mort le mois dernier – en attendant c’était le matin dans ces
lumières d’été du jour déjà levé bien avant toi et ta 2CV qui prend les virages
de Lizant, coupe la Charente à Taizé-Aizie et tous ces noms comme les Adjots ou
Condac Barro Bioussac tu parles qu’on les connaissait déjà par coeur depuis
longtemps avec nos vélos mais là voilà : tu faisais les 17 kilomètres en
21 minutes, le coude dans la glace ouverte, pas de radio dans la voiture mais
de toute façon tu avais ça à l’intérieur.
C’était
l’avantage de la première année Arts et Métiers, des stages ouvriers d’été on
en trouvait juste en écrivant, c’était gage de bonne obéissance et d’un minimum
de savoir bien concret bien technique. D’ailleurs les odeurs de Serseg même je
ne les sais pas : trop vu de vestiaires et cette croûte de sueur qu’on
capelle avec le bleu (j’avais le bleu qu’on nous demandait à l’école, je savais
me mettre en bleu), et bien sûr les odeurs de la fonderie aujourd’hui encore
j’en tiens magasin, même plus que les noms, celle du sable noir et son liant
glaiseux, puis celle du talc dont on saupoudrait la forme creuse démoulée,
celle argileuse du noyau qu’on plaçait pour le dedans liquide des vannes, puis
l’odeur de la fonte liquide quand on verse et celle du sable brûlé qui sort en
vapeur de tes évents, et l’odeur du démoulage et celle de l’ébarbage et du
grenaillage, puis les vannes conduites à l’usinage et ce lait de
refroidissement des fraiseuses c’est aussi une sensation dans les doigts et une
particulière olfaction – donc je connaissais Serseg avant d’y entrer et c’est
pour ça que j’y ai si peu de souvenirs.

Serseg
fabriquait et apparemment fabrique toujours ces grosses vannes de bronze ou
robinetterie bronze sur bâti fonte qui, dans les industries pétrolières ou l’industrie
dite lourde, peuvent être plus grosses qu’un bonhomme mais on avait toutes les
tailles et dans cet atelier où j’étais à peine si elles étaient plus grosses
que le volant de ma voiture, bien plus lourdes évidemment.
Je
revois maintenant la perruque : t’as pas dans ce pays une usine sans
perruque et toi si t’es là pour un mois d’été au SMIC sûr qu’ils vont te faire
travailler tes 8 heures puis les 2 heures sup avec supplément de 25% mais pour
bien justifier tes heures sup sûr que t’apprendras vite à t’économiser sur les
8 de base – lui le vieux il avait toujours un moule en plus qui passait à la
suite des vannes, un moule pour lui, que lui seul bichonnait avant et j’ai vite
vu ses modèles : des Sainte Vierge et des Christ en Croix, en bonne fonte
et vrai bronze bon poids à qui il revendait ça le vieux je ne sais pas mais
quelle industrie à lui seul.
Maintenant
c’est la scène véritable que je ne revois pas. C’est tout petit Ruffec, et
quand t’avais fait tes 8 heures plus les 2 d’heures sup et brassé tes moules,
passé ensuite au décochage le truc qui secoue à cent décibels sur la grille
pour casser le sable, que toi avec tes gants tu récupères la vanne encore brûlante,
qu’on les pose sur un chariot qu’on enfourne ensuite dans le grenaillage, puis
qu’on transfère à l’ébarbage – quelle bloulangerie la fonte –, tu ne demandais
pas ton reste, tu rentrais chez toi, les 17 kilomètres dans l’autre sens et
c’est la voiture qui se conduisait seule. Donc en arrivant à Ruffec derrière la
petite gare tu passais les rails et en contournant tu te garais sur le parking
de l’usine, tu entrais dans ton atelier en longeant les vannes prêtes à
l’expédition plantées là comme les soldats de terre à Xian, tu passais au
vestiaire et capelais ton bleu...
Donc
ces deux types : mais je ne les revois pas, les deux types. Même pas la
tronche, rien. Je sais juste, je le sais encore aujourd’hui, qu’un avait une R8
Gordini et que la R8 était pour quelque chose là-dedans, mais je n’aurais pas
heurté ou rayé sa bagnole je m’en souviendrais. Ils avaient des motifs, c’est
sûr, les deux gars : le blanc-bec qui débarque de sa première année
d’école d’ingénieur Arts et Métiers et qu’on met au SMIC comme eux ils étaient
depuis toujours et pour toujours déjà ça suffirait qu’ils t’apprennent et puis ma
Deuche est-ce qu’ils auraient su des trucs, la station-service sur la Nationale
à cette époque-là c’était encore mes parents qui la tenaient et les étés
précédents c’est là que je travaillais, je vous fais le pare-brise je vous
vérifie l’huile c’était encore l’époque où on n’aurait jamais laissé le client
se servir lui-même et l’art de boucler un plein au zéro centimes prêt quand tu
remplis un réservoir je l’ai encore dans les paluches, comme je revois la
sacoche en cuir qu’on avait pour les encaissements, et comment le soir on
relevait les compteurs et qu’on faisait sa caisse, qu’on en extrayait le rab
qu’on gardait puisque ce serait la seule paye. Mais c’est pas des trucs que
j’aurais raconté aux deux types. Ou bien une allusion politique – mais le Chili
ce serait seulement fin août et là on était en juillet.

Voilà
c’est tout, c’est l’après-midi de ma peur. Du temps qui découle et tu n’as pas
d’échappatoire, ce serait nase de partir plus tôt, ce serait nase de fuir, et
le vieux pareil comment il m’aurait aidé le vieux il s’en foutait probablement.
Il était bientôt 5 heures et ça allait finir, je crois que dans l’atelier pour
les grosses vannes ils étaient en 2 x 8 mais nous c’était horaire standard, il
y avait la sirène qui hurlait et avant même la sirène qui hurle tu parles qu’il
y a longtemps que les gars sont prêts derrière les bandes blanches au sol pour
courir vers le vestiaire et se tirer, moi ce soir-là j’ai traîné, moi ce
soir-là tout était lent dans la limite du lent. Et puis quand même il a bien
fallu passer dans le vestiaire désert : peut-être ils y seraient mais non,
j’ai viré mon bleu repris mon jean tee-shirt et voilà gars, c’est l’heure. Je
crois que j’avais gambergé des stratégies, laisser la bagnole, trouver un
prétexte une connerie la clé égarée mais même si tu sors piéton ça passe au
même endroit même portail. Je les mouillais mais tu vois, c’est même pas le
truc physique : le truc physique tu t’en fous à la limite y a toujours des
trucs qui font mal, dans la cornière pare-brise de ma Deuche qu’avait rien
coûté il y avait toujours bosselé en creux l’empreinte du crâne du type qui y
était mort quatre mois plus tôt (l’assurance avait classé la bagnole épave,
dans ce cas tu rends la carte-grise mais on avait transféré la plaque série
d’une autre et voilà), c’était de ne pas savoir. Les mecs, tu vois : où
ils m’attendent et pour quoi faire. Plus tard je lirais Sanctuaire de Faulkner, là tu vois c’était la version
Ruffec de Sanctuaire, ou
la version Serseg comme tu veux.

Et
c’est pour ça, pour cet après-midi là et ma peur à Serseg, que j’ai demandé à
François Bonneau, qui vient chaque jour à Ruffec pour son travail, s’il aurait
l’amitié de me faire trois photographies de Serseg aujourd’hui.
2 cv, R8 (mais pas Gordini) : ces voitures ont existé, je les ai même conduites, c'était dans un autre monde où il n'y avait pas de limitation de vitesse ni de souvenirs.
RépondreSupprimerC'est amusant, si l'on recherche "serseg ruffec" dans Google, le premier lien proposé est en anglais "The company started manufacturing industrial valves in 1949 under the name of Sergot. Through merging and acquisitions, the name became Serseg, Sereg Schlumberger and then SNRI in 1987.".
RépondreSupprimerL'aventure industrielle, à l'heure mondiale, semble imposer de fait cette vision du Sanctuaire de Faulkner.