Tapis rouge déroulé, ce mois-ci, à Déborah Heissler (dont on a déjà parlé ici), pour ces Vases Communicants d'aout. Nous sommes partis
tous deux d'une/de quelques photographie/s de l'autre, autour du thème de la ville ; en est ressorti, de sa part, un superbe article sur Julien Gracq, qui apporte encore un peu plus de variété aux vases communicants, et que nous vous livrons, sans plus tarder et ci-dessous.
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Paris à L'aube
Texte : Déborah Heissler
Photo : François Bonneau
Dans ces
échafaudages machinés, ce labyrinthe de pistes luisantes, ces entassements de
colonnes, le matin, comme un flot qui se retire, décèle à un troublant manque
de réponse ce caractère de provocation pure à une activité incompréhensible qui
demeure à une capitale aussi secret, aussi essentiel qu’à une femme la nudité.[1]
C’est dans « Paris à l’aube », que
Julien Gracq compare le lever du soleil sur la capitale au réveil d’une femme
lascive. Le même motif apparaissait dans « Villes hanséatiques » qui déjà décrivait
l’« éveil d’une jeune beauté couchée sur le gazon près d’une ville, devant
l’étincellement de l’eau et la paresse de dix heures […][2] »
où Gracq transpose le motif de la nymphe surprise dans son sommeil qu’un
« œil sacrilège [glissant] à travers la nudité grelottante d’une aube dans
les rues de Paris », vient surprendre…
[…] Une grêle
rude de caresses s’apprête à fondre sur cette vacance amoureuse : le
labyrinthe béant d’un ventre endormi et découvert féminise la ville, […] communique à la flânerie matinale le
caractère absorbant et coupable de la possession […]
tandis que l’évocation s’achève sur le
[…] corps
géant [qui] s’est dépris une fois de
plus d’un coup de reins dédaigneux de tout ce qui le manie, comme une divinité aux yeux vides et
bleuâtres qui se recouche, à
nouveau déserte, pour peser sur
l’horizon d’un poids pur[3].
Mais très vite l’image de la chair y connote également
la corruptibilité organique et c’est alors « le dégradé avilissant,
la visqueuse matière interstitielle des banlieues » et « leurs
cancéreuses auréoles » qui viennent ponctuer l’évocation. Au contraire du sang qui
suggère dans le texte l’image d’une vie qui se virilise, la chair engrange,
elle, une image féminine de la mort. Le comparatif d’infériorité, « […] cet embonpoint
moins pléthorique encore que gangreneux » induit deux
représentations de la carnation et deux degrés de corruptibilité ; l’une
positive étymologiquement liée au sémantisme du verbe séduire, l’autre négative
qui est associée à la pourriture. Le sème / opulence / - encore perçue
dans l’occurrence du terme « embonpoint » lorsqu’il est suivi de
l’adjectif « pléthorique » - connote l’excès de chair, une
beauté plantureuse, celle qui appelle la métaphore adjectivale et superlative :
« beauté la plus mûre et la plus glorieuse d’avoir été fatiguée par les
siècles ». Dans la poésie du XVIème siècle, que le thème
ovidien de la belle endormie inspire volontiers,
l’ « embonpoint » est une occurrence positive du portrait
féminin :
« Un
grasselet embonpoint
Une fesse rebondie,
Une poitrine arrondie
En deux monteletz bossus
Le bras de la belle est généralement « rond[5] »
son jarret « charnu », sa hanche « vigoureuse » et « d’un embonpoint rebondi[6] ».
Si je me risque à suggérer cette matrice
renaissante, c’est parce qu’elle me semble actualiser dans « Le Grand
Jeu[7] »
notamment, la « fécondité des grands nuages blancs de juin sur les
prairies vertes » elle-même comparée à des « veines bleues qui
deviennent lait dans une mamelle[8] »
un peu plus loin, comparaison qui ferait de manière tout à fait appropriée
échos à l’image de la « Ville tranchée net [et]saignante d’un vif
sang noir d’asphalte […] sur la plus grasse, la plus abandonnée, la plus secrète
des campagnes bocagères[9] ».
De “la forme d’une ville” à la physionomie
d’une femme, il n’y a qu’un pas que Gracq n’hésite pas à franchir. L’analogie
est fondée sur l’attraction que chacune d’elle est susceptible d’exercer sur
l’homme. Pour Pierre Citron, l’illustration la plus suggestive d’un être vivant
à provoquer, sous forme de duel ou de conquête amoureuse, se trouve dans le
« A nous deux maintenant ![10] »
de Rastignac s’adressant à Paris. Or c’est précisément cette apostrophe que
cite « Paris à l’aube[11] ».
De nombreuses métropoles, ont été ainsi comparées à des maîtresses dont on
vanterait les voluptés ou des courtisanes qu’il faudrait conquérir ; la
périphrase la plus couramment employée pour désigner la ville de Babylone
n’est-elle pas celle de « la grande prostituée » précisément ?
Bien que / luxure / dans le poème liminaire ne soit jamais un
sème actualisé, il existe implicitement dans le système descriptif de la chair et est suggéré de manière paronomastique par le superlatif « les
constructions les plus superflues, les plus abandonnées au luxe » dans le texte
auquel succède l’énumération des « palaces », « dancings »
et plus loin, l’occurrence du syntagme
« perron du casino ». La mollesse pourtant - image d’une
liquéfaction heureuse dans la topique érotique conventionnelle -, se charge de
connotations négatives et du champ lexical de la chair (« embonpoint […]
pléthorique ») on glisse progressivement vers celui de l’histologie, que
supposent les « visqueuse matière interstitielle des banlieues »
et autres « auréole cancéreuse » ou encore l’adjectif
« gangreneux ». Dans cette lutte entre le principe masculin
et le principe féminin qui sexualise le paysage en le donnant à voir dans sa
bi-polarisation, l’adjectif nous
donne à voir l’image d’un paysage
urbain, menacé par la féminité sournoise de la mort,
liquéfiant le solide (l’adjectif
« gangreneux »
désigne en effet la destruction des tissus lorsque ceux-ci ne sont plus
irrigués par la circulation sanguine, le même motif apparaît dans
« Written in water », où le narrateur « condamné à [la]
malédiction de l’épaisseur » compare son corps à « une outre plombée,
pourrissant comme tout ce qui a ventre[12] »).
L’image de « l’outre plombée » quant à elle ainsi que l’occurrence du
participe présent « pourrissant » péjorent le sème de / corruptibilité / ;
alors que nous trouvions dans « Paris à l’aube », « poids »
en cooccurrence avec l’adjectif « pur » et le substantif « horizon », l’épithète « plombée »
surdétermine
« outre » dans sa
lourdeur et le connote
négativement. L’eau est croupie, stagnante, son l’énergie vitale est
condamnée à la pourriture. Il s’agit à la fois d’une « eau de
mort » et d’une « eau morte » que l’on
peut opposer au sang ou à sa
variante, la sève. La comparaison assimile « tout ce qui a ventre »
à la putréfaction, elle actualise non la rondeur d’un ventre maternelle, mais
plutôt la grosseur de tissus tuméfiés et suggère la morbidité suffocante et
malsaine où l’énergie au lieu de se développer librement, s’accumule, non
pour alimenter, mais pour altérer. Y comparer un corps à une « outre
plombée », pourrissant « comme tout ce qui a ventre » revient non
seulement à évoquer son caractère putrescible, mais également à
affecter ce caractère à une figure féminine et à faire en sorte que le paysage
urbain – qui porte la marque d’une ambivalence généralisée –, emblématise dans
le texte une “énergie mâle” artérielle sans cesse opposée à l’“inertie liquide”
femelle de l’eau.
[7]
Julien Gracq, in Liberté grande, op.
cité, p. 292.
[8]
Gracq par ailleurs, évoque Ronsard à de nombreuses reprises. Dans
« Pourquoi la littérature respire mal » surtout,
lorsqu’il affirme l’existence d’une « matière littéraire […]
cent fois digérée, […] stable et limitée, […] commune à tous les écrivains ». Il cite ensuite la « littérature latine, les
Ecritures et plus rarement la littérature
grecque [ …], fonds commun dont se nourrissent, en gros,
Ronsard comme Racine, Montaigne
comme Voltaire, […] Chateaubriand comme Pascal ». Lui-même,
écrivain et poète, n’échappe pas à
cette règle. Julien Gracq, Œuvres complètes, éd. Gallimard, p.
865.
[9] Julien
Gracq, « Pour galvaniser l’urbanisme », Liberté grande, op.
cité, p. 267.
[10]
Honoré de Balzac, La Comédie humaine,
Œuvres complètes, Paris, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », t. II, p. 290.
[11]
Lorsqu’il est question de décrire l’aube, « cette heure aventureuse
où Rastignac, du haut du Père-Lachaise, répond au défi ». Julien Gracq, op. cité, p. 307. Mais comme l’observe
Bernhild Boie, par une inversion
significative, Gracq projette dans l’aube ce qui, chez Balzac,
était crépusculaire uniquement : « Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les
nerfs ». Honoré de Balzac, op. cité,
p. 290.
[12] Julien
Gracq, in Liberté grande, op. cité,
p. 276.
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Vases Communicants
: c'est chaque
premier vendredi du mois. C'est un échange de textes, voire d'images ou
de sons, entre deux sites/blogs volontaires. Idée lancée
initialement par Tiers Livre et Scriptopolis.
Les rendez-vous s’opèrent notamment grâce au groupe facebook des vases communicants, dont Brigitte Célérier est l'âme. Elle administre aussi le blog qui, mensuellement, regroupe tous les participants. (Merci à elle !). (Page précieuse pour ne manquer aucune rencontre vasèsque.)
Merci aussi à Pierre Ménard qui scoop-it les échanges.
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