vendredi 3 août 2012

Vases Co d'aout : « Paris à l’aube » - Déborah Heissler

  Tapis rouge déroulé, ce mois-ci, à Déborah Heissler (dont on a déjà parlé ici), pour ces Vases Communicants d'aout. Nous sommes partis tous deux d'une/de quelques photographie/s de l'autre, autour du thème de la ville ; en est ressorti, de sa part, un superbe article sur Julien Gracq, qui apporte encore un peu plus de variété aux vases communicants, et  que nous vous livrons, sans plus tarder et ci-dessous. 


***

Paris à L'aube
Texte : Déborah Heissler
Photo : François Bonneau 


Dans ces échafaudages machinés, ce labyrinthe de pistes luisantes, ces entassements de colonnes, le matin, comme un flot qui se retire, décèle à un troublant manque de réponse ce caractère de provocation pure à une activité incompréhensible qui demeure à une capitale aussi secret, aussi essentiel qu’à une femme la nudité.[1]
C’est dans « Paris à l’aube », que Julien Gracq compare le lever du soleil sur la capitale au réveil d’une femme lascive. Le même motif apparaissait dans « Villes hanséatiques » qui déjà décrivait l’« éveil d’une jeune beauté couchée sur le gazon près d’une ville, devant l’étincellement de l’eau et la paresse de dix heures […][2] » où Gracq transpose le motif de la nymphe surprise dans son sommeil qu’un « œil sacrilège [glissant] à travers la nudité grelottante d’une aube dans les rues de Paris », vient surprendre… 
[…] Une grêle rude de caresses s’apprête à fondre sur cette vacance amoureuse : le labyrinthe béant d’un ventre endormi et découvert féminise la ville, […] communique à la flânerie matinale le caractère absorbant et coupable de la possession […]
tandis que l’évocation s’achève sur le
[…]  corps géant [qui] s’est dépris une fois de plus d’un coup de reins dédaigneux de tout ce qui le manie,  comme une divinité aux yeux vides et bleuâtres qui se recouche,  à nouveau déserte,  pour peser sur l’horizon d’un poids pur[3]
Mais très vite l’image de la chair y connote également la corruptibilité organique et c’est alors « le dégradé avilissant, la visqueuse matière interstitielle des banlieues » et « leurs cancéreuses auréoles » qui viennent ponctuer l’évocation. Au contraire du sang qui suggère dans le texte l’image d’une vie qui se virilise, la chair engrange, elle, une image féminine de la mort. Le comparatif d’infériorité, « […] cet embonpoint  moins pléthorique encore que gangreneux » induit deux représentations de la carnation et deux degrés de corruptibilité ; l’une positive étymologiquement liée au sémantisme du verbe séduire, l’autre négative qui est associée à la pourriture. Le sème / opulence / - encore perçue dans l’occurrence du terme « embonpoint » lorsqu’il est suivi de l’adjectif « pléthorique » - connote l’excès de chair, une beauté plantureuse, celle qui appelle la métaphore adjectivale et superlative : « beauté la plus mûre et la plus glorieuse d’avoir été fatiguée par les siècles ». Dans la poésie du XVIème siècle, que le thème ovidien de la belle endormie inspire volontiers, l’ « embonpoint » est une occurrence positive du portrait féminin :
« Un grasselet embonpoint
  Une fesse rebondie,
  Une poitrine arrondie
  En deux monteletz bossus
  Ou l’on dormiroit dessus[4] »,

Le bras de la belle est généralement « rond[5] » son jarret « charnu », sa hanche « vigoureuse »  et  « d’un embonpoint rebondi[6] ». Si je me risque à suggérer cette matrice renaissante, c’est parce qu’elle me semble actualiser dans « Le Grand Jeu[7] » notamment, la « fécondité des grands nuages blancs de juin sur les prairies vertes » elle-même comparée à des  « veines bleues qui deviennent lait dans une mamelle[8] » un peu plus loin, comparaison qui ferait de manière tout à fait appropriée échos à l’image de la « Ville tranchée net [et]saignante d’un vif sang noir d’asphalte […] sur la plus grasse, la plus abandonnée, la plus secrète des campagnes bocagères[9] ».

De “la forme d’une ville” à la physionomie d’une femme, il n’y a qu’un pas que Gracq n’hésite pas à franchir. L’analogie est fondée sur l’attraction que chacune d’elle est susceptible d’exercer sur l’homme. Pour Pierre Citron, l’illustration la plus suggestive d’un être vivant à provoquer, sous forme de duel ou de conquête amoureuse, se trouve dans le « A nous deux maintenant ![10] » de Rastignac s’adressant à Paris. Or c’est précisément cette apostrophe que cite « Paris à l’aube[11] ». De nombreuses métropoles, ont été ainsi comparées à des maîtresses dont on vanterait les voluptés ou des courtisanes qu’il faudrait conquérir ; la périphrase la plus couramment employée pour désigner la ville de Babylone n’est-elle pas celle de « la grande prostituée » précisément ? Bien que / luxure / dans le poème liminaire ne soit jamais un sème actualisé, il existe implicitement dans le système descriptif de la chair et est suggéré de manière paronomastique par le superlatif « les constructions les plus superflues, les plus abandonnées au luxe » dans le texte auquel succède l’énumération des « palaces », « dancings » et plus loin, l’occurrence du syntagme « perron du casino ». La mollesse pourtant - image d’une liquéfaction heureuse dans la topique érotique conventionnelle -, se charge de connotations négatives et du champ lexical de la chair (« embonpoint […] pléthorique ») on glisse progressivement vers celui de l’histologie, que supposent les « visqueuse matière interstitielle des banlieues » et autres « auréole cancéreuse » ou encore l’adjectif « gangreneux ». Dans cette lutte entre le principe masculin et le principe féminin qui sexualise le paysage en le donnant à voir dans sa bi-polarisation, l’adjectif  nous donne à voir l’image d’un  paysage urbain, menacé par  la  féminité sournoise de  la  mort,  liquéfiant  le  solide (l’adjectif « gangreneux »  désigne  en  effet  la destruction des tissus lorsque ceux-ci ne sont plus irrigués par la circulation sanguine, le même motif apparaît dans « Written in water », où le narrateur « condamné à [la] malédiction de l’épaisseur » compare son corps à « une outre plombée, pourrissant comme tout ce qui a ventre[12] »). L’image de « l’outre plombée » quant à elle ainsi que l’occurrence du participe présent « pourrissant » péjorent le sème de / corruptibilité / ; alors que nous trouvions dans « Paris à l’aube », « poids » en cooccurrence avec l’adjectif « pur » et  le  substantif  « horizon »,  l’épithète  « plombée »  surdétermine  « outre »  dans sa lourdeur et  le connote  négativement. L’eau est croupie, stagnante, son l’énergie vitale est condamnée à la pourriture. Il s’agit à la fois d’une  « eau de mort »  et  d’une  « eau morte »  que l’on peut opposer au sang ou à sa variante, la sève. La comparaison  assimile « tout ce qui a ventre » à la putréfaction, elle actualise non la rondeur d’un ventre maternelle, mais plutôt la grosseur de tissus tuméfiés et suggère la morbidité suffocante et malsaine où l’énergie au lieu de se développer librement, s’accumule, non pour alimenter, mais pour altérer. Y comparer un corps à une « outre plombée », pourrissant « comme tout ce qui a ventre » revient non seulement à évoquer son caractère putrescible, mais également à affecter ce caractère à une figure féminine et à faire en sorte que le paysage urbain – qui porte la marque d’une ambivalence généralisée –, emblématise dans le texte une “énergie mâle” artérielle sans cesse opposée à l’“inertie liquide” femelle de l’eau.


[1] Julien Gracq, « Paris à l’aube », in Liberté grande, éd. Corti, 1969, p. 268.
[2] Julien Gracq, « Villes hanséatiques », in Liberté grande, op. cité, p. 282.
[3] Julien Gracq, op. cité, p. 307-308.
[4] Ronsard, Œuvres complètes, « Première Folastrie »,  P. Laumonier,  Paris,  t.V,  p. 10.
[5] Baïf,  Amours de Meline livre III, Ch. Marty-Laveaux, 1966,  t.I,  p. 375.
[6] Baïf,  Ier livre des Poemes,  « le Laurier »,  ibid.,  t.II,  p. 47.
[7] Julien Gracq, in Liberté grande, op. cité, p. 292.
[8] Gracq par ailleurs, évoque Ronsard à de nombreuses reprises. Dans « Pourquoi la littérature respire mal » surtout,   lorsqu’il affirme l’existence d’une « matière littéraire […] cent fois digérée, […] stable et limitée, […] commune à tous les écrivains ». Il  cite ensuite la « littérature latine, les Ecritures et  plus  rarement la littérature grecque [ …], fonds commun dont se nourrissent, en gros, Ronsard comme Racine, Montaigne  comme Voltaire, […] Chateaubriand comme Pascal ». Lui-même, écrivain et poète,  n’échappe pas à cette   règle. Julien Gracq, Œuvres complètes, éd. Gallimard, p. 865.
[9] Julien Gracq, « Pour galvaniser l’urbanisme »,  Liberté grande, op. cité, p. 267.
[10] Honoré de Balzac, La Comédie humaine, Œuvres complètes, Paris, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,  t. II,  p. 290.
[11] Lorsqu’il est question de décrire l’aube, « cette heure aventureuse où Rastignac, du haut du Père-Lachaise, répond au défi ». Julien Gracq, op. cité, p. 307. Mais comme l’observe Bernhild Boie, par une inversion  significative,  Gracq projette dans l’aube ce qui, chez Balzac, était crépusculaire uniquement : « Le jour tombait,  un humide crépuscule agaçait les nerfs ». Honoré de Balzac, op. cité, p. 290.
[12] Julien Gracq,  in Liberté grande, op. cité, p. 276.

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Vases Communicants : c'est chaque premier vendredi du mois. C'est un échange de textes, voire d'images ou de sons, entre deux sites/blogs volontaires. Idée lancée initialement par Tiers Livre  et Scriptopolis.
Les rendez-vous s’opèrent notamment grâce au groupe facebook des vases communicants,  dont Brigitte Célérier est l'âme. Elle administre aussi le blog qui, mensuellement, regroupe tous les participants. (Merci à elle !). (Page précieuse pour ne manquer aucune rencontre vasèsque.)


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